Un Khatchkar dans la ville du Roi Soleil

Le double symbole du peuple arménien

Cérémonie du 30 Mai 2010

Les khatchkars (sources)

De tous les objets d’art arméniens, les khatchkars, ces stèles de pierre portant une grande croix, sont à la fois les plus communs et les plus originaux. Les plus communs, car il n’existe pas de pays chrétien où il n’y ait de telle croix de pierre, mais fondamentalement originaux parce que ces stèles ont évolué d’une manière qui n’existe qu’en Arménie.

Origines préhistoriques

L’époque préhistorique nous a transmis trois types de monuments liés à des pratiques religieuses : les dolmens qui sont constitués de deux pierres plantées en supportant une troisième qui fait table ; les cromlechs, ces enclos rituels matérialisés par des pierres debout et des menhirs, des monolithes (blocs de pierre de très grandes dimensions) plantés. L’Arménie possède des exemples nombreux de ces trois types. Les pentes du mont Arakadz, une montagne sacrée pour les hommes de la préhistoire, possèdent une densité unique de vestiges des religions préhistoriques.
Mais le plus fameux site préhistorique est l’ensemble de Sissian. Il s’agit d’un complexe de plusieurs hectares planté de milliers de menhirs. Ce lieu est magique. Presque invisible depuis la route, il semble immense quand on l’a atteint. On ressent une telle impression d’ampleur et de mystère. Le visiteur est gagné par un état où le temps semble disparaître face à l’éternité, le réel perdre de son évidence. A Sissian, on touche à la magie de l’éternel présent.
Ces milliers de vestiges sont la plus ancienne attestation de l’utilisation de stèles de pierre à des fins religieuses en Arménie.

Les vishaps

Alors que les menhirs ne semblent pas avoir survécu aux évolutions religieuses de l’humanité, en Arménie cette tradition pourrait avoir évolué sans disparaître. En effet, des stèles avec des vishaps, ces divinités liées à l’eau et à la fécondité, se rencontrent tout au long des deux premiers millénaires avant J.-C.. Barseghian, en 1968 a publié un relevé de vingt de ces stèles découvertes sur les monts Aragatz et Ghegham et dans l’Akhalkalak (sud de la Géorgie).


Ces stèles, généralement découvertes près de sources et de cours d’eau sacrés, sont liées à une action de grâce envers les divinités. Dès cette époque au moins, les stèles sont un moyen de matérialiser un lien avec le divin. Elles matérialisent une demande d’intercession.
Le vishap apparaît comme la représentation d’une des divinités les plus importantes de l’Arménie pré- chrétienne. Elle prend la forme d’un dragon très stylisé qui survivra à la christianisation de l’art arménien et représente, nous y reviendrons, une de ses grandes caractéristiques.

Les stèles paléochrétiennes

La tradition des stèles religieuses n’a pas disparu avec le christianisme. Bien au contraire. Dès le Vème siècle, des stèles sont élevées près des églises.

Ces stèles paléochrétiennes sont souvent de section carrée et ont la particularité de toujours représenter une ou plusieurs croix sur l’une des faces. Et sur les autres, on peut observer des bas-reliefs généralement d’inspiration biblique (scènes de la vie du Christ, de la Vierge, ou de saints) ou issues de l’histoire arménienne (conversion de Tiridate, martyre de Hripsimé, …). Le VIIème siècle marque l’apogée de ces stèles qui fleurissent à des dizaines d’exemplaires. Le plus bel ensemble de cette époque est celui d’Odzoun où deux stèles sont érigées sur un podium et coiffée d’un porche de protection.

L’iconographie de ce monument est du plus grand intérêt car il représente la synthèse de cet art. On y reconnaît, en effet des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testaments comme de l’histoire arménienne.

Les khatchkars

Il est difficile de préciser les liens qui relient les stèles paléochrétiennes aux khatchkars. Est-ce une évolution ou un développement parallèle ? En tout cas, quand les premières disparaissent, les seconds se développent.
Fondement théologique. Cette évolution est probablement à mettre en relation avec celle de la pensée théologique arménienne. En effet, dès le VIème siècle, l’église évolue vers une réserve de plus en plus accentuée envers les représentations figurées telles qu’on les retrouve sur les stèles. Les khatchkars correspondent à l’aboutissement de cette évolution vers l’art non-figuratif et symbolique. Cette évolution sera progressive sans exclure des contre-exemples comme les fresques figurées des églises de Talin ou d’Aritk (VIIe siècle). Cette tendance va progressivement s’imposer en Arménie, avant de déclencher à Byzance la crise iconoclaste et d’inspirer le mouvement des Pauliciens. Le Mouvement iconoclaste prônait la destruction de toutes les images, et il provoqua plusieurs guerres civiles. Quant au mouvement Paulicien, rigoriste et hostile aux images il contaminera l’Empire byzantin, les Balkans, l’Italie du Nord et même le Sud de la France où il sera appelé mouvement des albigeois.
Les khatchkars sont, comme leur nom l’indique, des pierres (kar) sur lesquelles se détachent de grandes croix (khatch) en relief. Le nom même souligne la double origine des monuments nés de la symbiose entre une tradition séculaire et une nouvelle spiritualité.

On les rencontre aux abords des villages, au bord des routes, dans les monastères ou les cimetières. On en trouve plus de 50 000 uniquement sur le territoire de la République d’Arménie (29 000 km2) qui ne représente qu’un dixième de l’Arménie historique. Ce chiffre témoigne à lui seul de l’importance des khatchkars dans la religion populaire arménienne. On peut interpréter leur signification comme une volonté d’entrer en lien avec Dieu, de manifester symboliquement son attachement au divin. Un de mes amis Français, lors de sa première visite en Arménie, a été bouleversé par sa rencontre avec ces khatchkars. Pour lui, chacune de ces stèles représente un chrétien d’Arménie qui prie et rend grâce. Tel est d’ailleurs, l’esprit des inscriptions gravées sur les khatchkars ; elles demandent presque systématiquement de prier ou de se rappeler une personne ou un événement :

« En 1233, frère Grigoris, fils de Vasak, le martyr, le supérieur du saint couvent de Dadi Vank, a érigé cette croix mortuaire ; que le lecteur se souvienne de moi en Jésus-Christ. »
« Dieu ait pitié de Sarkis et Georges. »
« Ci-gisent les restes de Mamkan, l’épouse d’Hassan, la fille de Kud et Khorishah, la mère de Grégoire, de grâce, souviens-toi. »

Inspiration biblique

Tout, dans le quotidien des chrétiens d’Arménie (une naissance, un mariage, un décès, etc…), comme dans celui d’une communauté villageoise (la construction, l’agrandissement ou la restauration de l’église, etc…) est occasion à la création d’un khatchkar.

Cette attitude intérieure prend évidemment sa source dans la Bible, et ses nombreuses allusions à l’érection de stèles comme (Genèse 28, 18 ) :

« Jacob se leva de bon matin, il prit une pierre dont il avait fait son chevet, il l’érigea en stèle… il appela ce lieu Béthel, c’est-à-dire maison de Dieu. »

Sacralisation du monde

Cette succession de monuments commémoratifs a permis aux chrétiens d’Arménie de se constituer un univers totalement ancré dans le sacré, tous les points du territoire étant marqués par un khatchkar consacré à rétablir ou à approfondir le lien avec Dieu. Il n’est dès lors pas étonnant que le rituel de consécration de la croix soit un des plus long du Machtots arménien, le Livre des rituels. Ce rituel a été édité par F. Conybeare d’après un manuscrit de la fin du IXe siècle ou du début du Xe et a une longueur comparable aux sacrements de baptême, mariage, etc… (Conybeare, 2004, p. IX et 39- 53).
On retrouve, ici, le constant souci des artistes et des hommes d’Église de l’Arménie : inviter chaque croyant à l’introspection et à la quête intime d’un lien avec Dieu.

Leur développement

Les premiers khatchkars datés sont de la seconde partie du IXe siècle.

Les plus anciens khatchkars ont été datés :

  • 879, à Garni (reine Katranidé) ;
  • 881, à Medz Masrik (Vardénis) ;
  • 898, à Khacharan, …

A. L. Yakobson, auteur de la première étude scientifique, note (1986, p. 93.): « Il est évident que les khatchkars des IXe et Xe siècles sont proches des stèles de Talin, variés et de différents types. Ces faits prouvent que les khatchkars venaient juste de se former. »

C’est au Xe siècle que la composition classique des khatchkars va se fixer, selon les canons de la grammaire ornementale arménienne. Leur qualité artistique va progresser. Une longue évolution technique va amener les artistes à un degré de finesse et de détails époustouflants. En effet, les grands khatchkars des XIIe-XIVe siècles sont si fins que l’on parle volontiers de dentelles de pierre. La composition des bordures est devenue un motif géométrique parfait, en ce sens qu’il n’a plus ni début ni fin : il est. On peut dire en admirant ces merveilleuses œuvres d’art que les artistes ont pu véritablement, incarner dans leur œuvre leur spiritualité et leur foi : chacune de ces œuvres d’art est une profession de foi chrétienne. Leur développement se poursuivra jusqu’au XVIIe siècle sans changement majeur, les périodes réalistes alternant avec des périodes plus symboliques.

Ce qui frappe le visiteur en Arménie, c’est l’omniprésence des khatchkars en tous lieux, démontrant leur enracinement dans la culture nationale. Il est tout à fait normal de trouver un Khatchkar en se promenant en pleine nature, mais naturellement, c’est près des églises, des monastères et dans les anciens cimetières et nécropole médiévales que se trouvent les plus grandes concentrations. On peut voir des khatchkars de petites dimensions enchâssés dans les murs des églises et des couvents. Nous avons déjà évoqué le cimetière de Noradouz, sur la rive ouest du lac Sevan regroupant une grande diversité de stèles. Un autre site très connu était le cimetière médiéval de Djoulfa au Nakhitchevan.
La population arménienne de Djoulfa fut déplacée à Ispahan en Perse (Iran) par le Shah Abbas en 1605. 300 000 Arméniens ont quitté leur patrie pour animer la vie économique de la nouvelle capitale Perse, laissant derrière eux une nécropole unique au monde de 12 000 Khatchkars. Les plus anciens dataient du IX ème siècle et les plus récents de la fin du XVI ème.

Jusqu’en 1920, le Nakhitchevan était peuplé à 80% d’Arméniens. Le rattachement de la province à l’Azerbaïdjan par Staline s’est traduit par une lente mais efficace épuration ethnique. Après avoir vidé la province de sa population arménienne autochtone, les autorités s’en prennent aux vestiges de leur présence passée. La moitié du cimetière fut détruite lors de la construction d’une voie ferrée et depuis 1998, des campagnes de destruction sont régulièrement organisées par l’armée et le gouvernement azéri.

L’armée azérie détruisant la nécropole de Djoulfa en Décembre 2005 photographiée depuis la rive iranienne de l’Araxe.

Sources : Document préparé par Jacques Shirvanian ; contient de larges extrait tirés du livre de Maxime Yévadian, »Dentelles de pierrre, d’étoffe, de parchemin et de métal » publié aux éditions « Sources d’Arménie »