La lutte armée

Début 1943. Les officiers allemands se promènent sur les grands Boulevards parisiens en tenues militaires. Ils paradent sur les Champs Elysée, viennent se reposer et s’amuser dans la capitale. Le théâtre, la bonne bouffe, le vin.

C’était sans compter sur les Francs tireurs.  » On les abattait comme des pigeons, en plein jour, en pleine rue « , se souvient Arsène Tchakarian, résistant et historien.

Quelques mois après, les tenues militaires ont disparu. La confiance et la fierté ont laissé place à la peur. Les militaires font alors profil bas, se promènent discrètement en civil. En quelques mois, tout a basculé à Paris. Grâce à des hommes qui ont eu le courage et la possibilité de résister. Aujourd’hui combien savent ce qui s’est réellement passé ? Ce que ces hommes vivaient ? A l’occasion du 60ème anniversaire de l’exécution du groupe Manouchian, un petit retour en arrière s’impose.

Une résistance organisée

Arsène Tchakarian et Henry Karayan sont deux des rares survivants à avoir résisté au côté de Missak Manouchian. Des dizaines d’autres hommes et femmes se sont impliquées régulièrement ou occasionnellement dans les actions des FTP-MOI, les francs tireurs et partisans de la main d’ouvre immigrée.  » Nous ne sommes pas des héros, souligne Arsène Tchakarian. Il ne faut pas croire que nous n’avions pas peur. Nous avons résisté parce que nous en avions la possibilité : pas de famille, pas de travail. Et parce que nous aimions la France. Elle nous avait adopté. Mais il faut imaginer dans quel état nous étions. Pour ma part, je ne mangeais pas. Je n’arrivais pas à avaler, j’avais comme une boule dans la gorge. Je ne dormais pas non plus et si, par épuisement, je finissais par sombrer, je ne faisais que des cauchemars. A la fin de la guerre, je faisais 40 kilos « . Dans le groupe des Francs Tireurs, il était 40. 40 permanents, mais une centaine en tout, à enchaîner les actions contre l’armée allemande. Cette résistance, ces hommes et ces femmes la portait en eux. C’était vital, indiscutable, naturel. La plupart, comme Henri Karayan et Missak Manouchian avaient voulu partir en Espagne pour lutter contre Franco mais pour diverses raisons ils n’ont pas pu.

Jamais ils n’ont conçu vivre sans résister à tout ce qui s’opposait à la République.  » La première fois que j’ai rencontré Manouchian, se souvient Henri Karayan, nous avons passé l’après-midi ensemble. Tout ce qu’il me disait résonnait en moi. Nous partagions les mêmes convictions. Cet homme m’a également tout appris, l’amour de la poésie, de la biologie, de la philosophie. Il était très intelligent et surtout on pouvait lui faire une confiance aveugle. Et d’ailleurs tout le monde lui faisait confiance et l’admirait. Mais il était très timide et quant il parlait, c’était uniquement de résistance « .

Passage a la lutte armée

Tout a commencé en 1942. Des groupes de résistants fabriquent quelques bombes rudimentaires, déterrent des armes rouillées. Les accidents sont nombreux et les arrestations se succèdent, par manque d’organisation. Missak Manouchian, Henri Karayan ainsi que beaucoup d’autres distribuent des tracts.  » Mais cela était dangereux car nous n’avions rien pour nous défendre, explique Henri Karayan. Dès que nous avons pu nous nous sommes engagés dans la lutte armée « .

La mise en place du Conseil National de la résistance va, en effet, changer la donne. Des armes parachutées d’Angleterre seront fournies aux résistants.  » Ce qu’il faut bien comprendre c’est que la résistance était avant tout française. Il ne faut pas l’oublier. Dans notre groupe, il y avait, en effet, des immigrés arméniens, italiens, juifs, espagnols, mais également des Français. D’ailleurs personne ne connaissait nos origines. Nous avions un nom de guerre, Maurice par exemple pour Missak Manouchian, et un numéro de matricule.

Personne ne savait nos vrais noms, où nous habitions. De plus, nous avions de fausses cartes d’identité pour présenter aux Allemands. Moi j’étais censé être corse . A partir du moment où on nous a fournit des armes, nous avons dû organiser les Francs Tireurs afin d’agir le moins dangereusement possible tout en étant efficace. Pour cela, il nous fallait un homme capable d’assumer cette responsabilité « , rappelle Arsène Tchakarian. Qui mieux que Missak Manouchian pouvait occuper cette fonction ? Poète, journaliste et immigré arménien, il est choisi pour son courage, son intelligence et surtout pour son sens de l’organisation. « 

C’était un athlète, un grand sportif, raconte Henry Karayan, qui a vécu 18 mois avec Missak Manouchian. Il était bon, il écoutait les gens et surtout il avait une vision très humaine et très intelligente de la résistance. Il ne voulait pas de  » Héros fous « , pour reprendre une expression du docteur Kaldjian, de Kamikazes. Des volontaires prêts à se faire sauter, il y en avait, mais lui ne supportait aucun sacrifice. Il ne commandait une opération que si elle était sûre « . Il devient donc responsable de la section militaire des Francs Tireurs de Paris.  » Missak nous indiquait les endroits stratégiques, et ensuite, nous réfléchissions à un plan. Nous avions rendez-vous avec lui deux fois par semaine. Par exemple, en juin 1943, lors de ma première action, c’est lui qui m’a indiqué ce bus plein de jeunes militaires allemands. « . Ensuite, les groupes s’organisent. Pas de téléphone, ni de traces écrites. Chaque rencontre est prévue, avec un rendez-vous de rattrapage si jamais l’un des deux a un empêchement.  » Nous nous croisions dans une rue. Chacun regardait derrière l’autre s’il n’était pas suivi, et si tout allait bien, nous nous rejoignions dans une autre ruelle pour discuter. Pour les actions, nous étions en général trois. L’un jetait la grenade, l’autre avait un pistolet dans sa poche pour défendre le premier, et un troisième attendait un peu plus loin avec des vélos. Nous rejoignons une femme à qui nous donnions le pistolet qu’elle cachait dans un sac à provision « . Entre le 17 mars 1943, date à laquelle Missak Manouchian est nommé chef de la section militaire de Paris et le 12 novembre, début des arrestations, les francs Tireurs organiseront entre une et deux attaques par jour contre l’armée allemande à Paris et ses environs. Au total, entre 1500 et 2000 soldats sont tués, ainsi que près de 200 officiers. Treize déraillements font des dégâts énormes.  » Le point fort de Missak Manouchian a été de cibler nos actions. Nous visions des hauts placés « , explique Henry Karayan.

Tout bascule

Devant ces attaques incessantes, et le climat de peur qui règne désormais à Paris au sein de l’armée allemande, cette dernière décide d’agir. Elle exige de l’aide de la part de la police française. Les meilleurs enquêteurs allemands sont envoyés à Paris.  » Davidowitch, responsable de la section politique des Francs tireurs de Paris et un nommé Roger, agent de liaison du groupe ont fournit de nombreux documents à l’occupant, explique Arsène Tchakarian. Grâce à ces deux traîtres, l’armée allemande a pu comprendre l’organisation et la structure très complexe de notre groupe. ».  » Missak savait que c’était des traîtres, nous le savions tous, se souvient Henry Karayan. D’ailleurs un jour, Davidowitch nous avait donné rendez-vous entre deux murs de cimetières. J’avais flairé le guet à pans et j’ai pu partir juste avant que les policiers arrivent « . Les enquêteurs apprennent donc que de nombreux immigrés agissent au sein du groupe.  » Ensuite, le travail a été long, mais, malheureusement, a porté ses fruits, explique Arsène Tchakarian. Ils ont obtenu la liste des immigrés d’avant guerre enregistrés par la police. Ensuite ils les ont épluchées. Ils regardaient ceux qui ne travaillaient plus, qui étaient célibataires. Au fur et à mesure, ils ont remonté des pistes. Ils allaient dans les quartiers, suivaient les immigrés soupçonnés. Ils ne pouvaient pas prendre le risque de les arrêter en plein jour. Ils repéraient leurs maisons et les arrêtaient la nuit « .

« Ces filatures ont duré deux ou trois mois, se souvient Henry Karayan. C’était très dur, car à chaque fois nous devions nous en débarrasser, en sautant dans des bus en marche. Une fois j’avais rendez-vous avec Missak dans une rue, je lui ai fait signe qu’il était filé et nous n’avons pas pu parler. Ca devenait de plus en plus fréquent et de plus en plus dangereux ». Le 16 novembre 1943, Missak Manouchian doit rencontrer Joseph Epstein, responsable des Francs-Tireurs pour l’île de France sur les berges de la seine à Evry Petit-Bourg dans l’Essone.  » La veille, je lui ai donné un petit pistolet en lui disant, qu’avec ça il ne pourrait pas se défendre, ce n’était pas assez, nous savions ce qui allait arriver, raconte Henry Karayan Et justement ce rendez-vous avait été arrangé pour prendre une décision. Missak Manouchian devait dire à Epstein que nous ne pouvions plus continuer comme cela, qu’il fallait changer notre organisation, nous disperser provisoirement « . Il est capturé sur la rive gauche. Au total, 23 arrestations ont lieu.  » Je suis allé voir Arpen Tavitian, pour lui dire de fuir, souligne Henry Karayan. Mais il n’a pas voulu. Quand je suis reparti, j’ai vu des policiers qui le surveillaient.

Mais je ne pouvais plus faire demi-tour, j’aurais été arrêté « . Un jugement de mascarade est organisé le 21 février 1944.

Tous sont condamnés. Ils ne regrettent rien. Ils sont unanimes : si c’était à refaire ils le referaient sans hésitation. Vingt-deux résistants du groupe Manouchian sont fusillés, le jour même au Mont Valérien. Olga Bancic, la vingt troisième sera décapitée en Allemagne.  » Elle se faisait fouetter, elle n’a jamais parlé, vous ne vous rendez pas compte de ces femmes, ces femmes qui ont résisté, qui ont tout donné. Qu’est ce qu’on peut donner de plus que sa vie ? Qu’est ce qu’on peut faire de plus ?  » Henry Karayan a les larmes aux yeux. « 

J’ai perdu tellement d’amis. Il n’y a pas de mots pour raconter, on ne peut pas. Manouchian est un homme qui n’a aucun travers. Nous l’admirions tellement.  » Ces arrestations donnent lieu à une grande campagne de propagande. La très connue Affiche Rouge est placardée dans tout Paris par l’armée allemande.  » Elle voulait montrer que la résistance était étrangère, que nous étions des terroristes. Mais les Parisiens ne sont pas idiots, ils ont vite compris que nous étions des résistants et des patriotes, se souvient Arsène Tchakerian. Finalement cela a réveillé un grand nombre de jeunes, et quelque part à aider à relancer la résistance « . La tactique allemande échoue donc. Ces patriotes d’origine étrangère rentreront dans la mémoire collective. Mais les actions du groupe Manouchian s’arrêtent là. « 

Nous avons perdu contact car nous n’avions aucun autre moyen de nous joindre que les rendez-vous à la sauvette. Comme je l’ai dit, nous ne savions rien des uns et des autres. De toute façon, cela était trop dangereux de continuer « . Pourtant certains n’abandonneront pas et partiront pour le maquis.

Ces 23 résistants sont mort avec une certitude : la fin était proche. Dans sa dernière lettre adressée à sa femme Méliné, Missak Manouchian écrit :  » Je meurs à deux doigts de la victoire et du but (…) avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille « .